CHAPITRE XV

 

 

 

Il restait sept jours avant la prochaine vague et Karal doutait de vivre aussi longtemps. Il n’y avait tout simplement pas assez d’heures dans une journée pour tout faire. Mais il n’était pas le seul à travailler jusqu’à l’épuisement. Les mages et les ingénieurs avaient tous les yeux cernés. Si le jeune homme arrivait à se ménager quelques heures de sommeil par nuit, c’était parce qu’il veillait à ce qu’Ulrich les ait aussi.

Les mages travaillaient sur les boucliers le matin, quand ils étaient encore frais. Après une pause pour déjeuner, ils rencontraient les maîtres ingénieurs. Enfin, ils tenaient leur réunion. Karal n’y assistait pas toujours. Les mages avaient davantage besoin de ses rapports sur les progrès des ingénieurs que l’inverse, car An’desha leur donnait des explications et y ajoutait des démonstrations. Karal se demandait où son ami trouvait l’énergie de faire tout ça.

Généralement, le novice essayait de rester invisible – sauf quand la santé d’Ulrich était en jeu. La première fois qu’il était rentré de La Rose des Vents, trouvant la suite déserte, il lui avait fallu toute sa volonté pour interrompre les mages et demander que son maître se repose. Après tout, il n’était qu’un secrétaire. Soit rien à côté d’Elspeth ou de Ventnoir. Mais le bien-être d’Ulrich était son affaire. Solaris l’avait investi de cette mission. Et ça n’était pas en restant debout jusqu’à l’aube puis en dormant une heure ou deux avant de recommencer à pratiquer une magie épuisante et complexe, qu’Ulrich se ménagerait ! Karal ne pensait pas que les autres, bien plus jeunes que son mentor, étaient conscients de la vitesse à laquelle il se fatiguait.

Prenant son courage à deux mains, il avait « rappelé » à Ulrich qu’il lui avait demandé de le prévenir à minuit, car il voulait être reposé pour le travail du lendemain. Son maître, surpris, avait rivé sur lui un long regard dur.

Karal avait fait de son mieux pour ne pas broncher.

Je ne partirai pas, avait-il pensé. (Il s’était toujours demandé si Ulrich était capable de lire dans son esprit.) Je ferai ce qu’il faut pour que vous preniez du repos, quitte à inventer une urgence ou à faire intervenir Altra.

Même s’il ne savait pas comment persuader le Chat de Feu d’entrer dans son jeu…

Karal ignorait toujours si Ulrich pouvait lire dans les pensées. Mais son mentor s’était levé, le remerciant d’être venu le chercher. Ensuite, il l’avait suivi chaque fois qu’il était venu le chercher, sans jamais lui faire de remontrance.

Si Karal avait toujours l’impression d’être au bord de l’épuisement, que devait ressentir Ulrich ?

Il savait ce qui les poussait tous à leurs limites – il le sentait lui-même. A chaque instant, derrière tout ce qu’ils faisaient, se cachait le même sentiment d’urgence.

Vite, vite, vite, murmurait-il d’une toute petite voix. Ne perds pas de temps. Il n’y a pas un instant à perdre. Trouve la réponse, maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.

Bientôt, beaucoup trop tôt, dans quelques mois à peine, il serait trop tard. La tempête frapperait, et Valdemar était le pays le plus proche d’un des deux centres…

A l’exception des Shin’a’in.

Et des Kaled’a’in qui avaient élu domicile au bord des Plaines. Bien que Treyvan et Hydona ne disent rien, Karal les savait aussi inquiets pour les leurs que l’ambassadrice shin’a’in.

Il y avait une option : déplacer les populations avant que les tempêtes battent leur plein. Même si personne ne l’appréciait, elle sauverait des vies. Mais ce ne serait pas facile, car à ce moment-là les vagues de disruption surviendraient quotidiennement, rendant impossible l’utilisation de Portails. Il faudrait un exil à pied ou à cheval. Même les barges flottantes des Kaled’a’in ne leur seraient d’aucune utilité, sauf si leurs mages acceptaient de dépenser beaucoup d’énergie à les protéger des perturbations.

Karal avait déroulé la carte la plus récente devant lui et l’étudiait en attendant le retour d’Ulrich pour le déjeuner. La carte indiquait les zones de perturbations de la prochaine vague. Elle surviendrait douze jours et demi après la précédente et les cercles seraient assez grands pour qu’un gros animal soit pris à l’intérieur.

Un cheval shin’a’in, par exemple. Ou un taureau valdemarien.

Voire un cerf. Ça n’avait pas d’importance. Le « lapin » avait failli arracher la main de quelqu’un. Une bête plus grosse serait mortelle pour quiconque se trouverait aux alentours.

Karal frémit à cette pensée. Avec de la chance, et l’aide des Hérauts en mission, ils réussiraient à prévenir la population de garder les bêtes enfermées, ou au moins de les empêcher de pénétrer dans les zones de perturbation. Si cela valait pour Valdemar, ça n’excluait pas qu’un animal sauvage soit pris dans un cercle de transformation. Altra avait emporté une copie de la carte à Solaris dès que Karal l’avait terminée – apparemment, le Chat de Feu n’avait aucun problème à jouer les messagers. Cela réglait aussi le problème de Karse.

Flammechant transmettrait l’information aux clans des Frères du Faucon grâce à la magie. Les Tayledras relaieraient le message aux Kaled’a’in et au Shin’a’in.

Le prince Daren avait envoyé un Héraut à Rethwellan la nuit précédente. Mais il n’y avait là-bas ni Héraut ni prêtre pour transmettre l’avertissement. Idem à Hardorn, dans les terres glacées, au nord de la Forêt des Tourments, et à Iftel.

Il n’y avait aucun moyen de prévenir quiconque au sud de Rethwellan, sauf si les Shin’a’in s’en chargeaient, ni de faire circuler l’avertissement dans les populations. Leur seul espoir était que la vague centrée sur le lac Evendim serait si faible en arrivant là-bas que son interaction avec l’autre, centrée sur les Plaines, resterait négligeable.

Mais ça ne durerait pas. Tôt ou tard, les vagues deviendraient assez puissantes pour que leurs effets se fassent sentir jusqu’à Ceejay. Alors, elles seraient beaucoup plus rapprochées.

Quelqu’un devait répandre la nouvelle. Et il fallait trouver un moyen d’arrêter le phénomène.

Vite, vite, vite, avant qu’il ne soit trop tard…

Ils ne pouvaient rien faire au sujet des Pélagirs et des montagnes du nord. Qu’arriverait-il quand les bêtes déjà étranges qui les peuplaient seraient frappées par cette deuxième force maudite ? Un étudiant avait suggéré qu’elles redeviendraient des lapins, des souris et des écureuils. Une idée amusante, mais totalement improbable…

Et l’Empire ? Il y avait toujours une armée, là-bas. Et si son chef décidait que Karse, Valdemar ou les deux étaient responsables ? Les Impériaux contrôlaient une grande puissance magique et militaire. Et s’ils pensaient avoir été attaqués et décidaient de se venger ?

A point nommé, la porte s’ouvrit et Ulrich entra.

Le bruit de ses pas alerta Karal, qui leva les yeux vers son maître. Ulrich n’avait pas de raison de traîner les pieds – sauf s’il était tellement épuisé que marcher lui demandait un effort.

Le novice frémit quand il vit que son mentor était très pâle.

— Vous avez encore abusé de vos forces.

— Non, je n’ai pas bien dormi, corrigea Ulrich. J’ai fait des rêves troublants, la nuit dernière. Au réveil, j’ai insisté auprès des autres pour que nous envoyions les avertissements, les cartes, les dates et les heures des prochaines vagues aux Tayledras, aux Shin’a’in, aux Kaled’a’in et à toutes les écoles de magie que nous connaissons. Il m’est venu à l’esprit qu’il y avait toujours quelqu’un occupé à enseigner ou à jeter un sort, et qu’il nous suffisait d’« interrompre » ce qui était en cours pour transmettre notre message.

« Les mages des Vents Blancs et de la Montagne Bleue nous ont beaucoup aidés. (Il eut un pâle sourire.) Nous avons couvert un bon bout de terrain, pour ainsi dire.

— Tout ça est bien beau, mais… (Karal secoua la tête.) Je suis navré. Je parle comme votre mère, ou un fils grognon, alors que je suis votre protégé et votre secrétaire. Pardonnez-moi, maître…

Ulrich ne prit pas ombrage de son comportement et sourit.

— Tu en as le droit, et si j’avais un fils, grognon ou non, j’aimerais qu’il soit exactement comme toi. Tu es un émerveillement constant pour moi, Karal. Quand je t’ai choisi, j’ai pensé être toujours un peu déçu parce que tu n’es pas un mage. J’avais tort.

— Tort ? répéta Karal, un peu assommé par la tournure de la conversation.

— Complètement tort ! (Ulrich s’approcha en traînant un peu les pieds et posa une main hésitante sur l’épaule du novice.) Tu as quelque chose de bien plus important, et d’infiniment plus rare qu’un don de mage, mon fils. Tu es un guerrier de l’esprit et un guérisseur de l’âme. Doté de plus de compassion que je ne pourrais jamais le comprendre, tu montres déjà les signes de la vraie sagesse. Les gens te font confiance instinctivement. Tu le sens et tu essaies de les aider. Un jour, tu seras un grand prêtre dans le sens le plus pur du terme, celui qui n’a rien à voir avec la magie, le pouvoir ou la politique. Je crois que c’est pour cela qu’Altra t’a été envoyé.

Karal tremblait sous la main d’Ulrich. Il ne s’était pas attendu à ça et il ne savait qu’en penser.

— Je crains que ta route ne soit pas facile, continua Ulrich. Mais il y a une personne à qui tu devrais prendre le temps de parler. Le Héraut Talia est un peu comme toi. C’est une guérisseuse du cœur plutôt que de l’âme. Cela mis à part, elle te comprendra quand même mieux que quiconque.

— Mais… mais… Solaris…, bégaya Karal. Pourquoi parle-t-il ainsi ? On dirait qu’il pense ne plus être là quand j’aurai besoin de lui…

— Solaris, c’est tout autre chose ! Le Prophète doit s’inquiéter des besoins du peuple, pas de ceux des individus. Elle ne sera pas en mesure de t’aider… Même s’il se peut, un jour, que tu sois appelé à lui porter secours.

Karal baissa les yeux, la gorge nouée et la confusion au cœur. Ulrich lui posa un doigt sous le menton et lui releva la tête, pour qu’il croise son regard.

— Talia ne pourra pas t’aider sur un point, et tu devras trouver ta propre voie. Celle d’un vrai prêtre est souvent solitaire. Il peut parfois marcher avec une compagne, mais leurs chemins doivent se séparer tôt ou tard, sans qu’ils sachent s’ils se reverront. Ta vie appartient aux autres, et je crois que tu le comprends et l’acceptes, même si tu n’as pas encore réussi à formuler clairement cette pensée. Avec de la chance, tu trouveras une partenaire également capable de le comprendre et de l’accepter. Sinon, tu en souffriras. Mais alors, rappelle-toi ce que tu es. Si tu ne peux pas être aimé d’une seule personne, tu le seras par beaucoup.

Karal cligna des yeux, essayant de comprendre ce que disait son maître sans y parvenir tout à fait. Ulrich le regarda un moment, puis le lâcha avec un petit rire sec.

— Ah, mes rêves m’ont rendu bizarre, ou un peu fou, ou peut-être les deux ! Ou suis-je affamé au point de voir les ombres d’un futur qui n’arrivera jamais ? As-tu commandé le déjeuner ?

Soupirant de soulagement, Karal acquiesça.

— A propos du Héraut Talia… Elle désire nous parler d’An’desha. Selon elle, il est bouleversé, et elle pense que nous pouvons l’aider.

— Eh bien c’est possible…, commença Ulrich. Il fut interrompu par un coup frappé à la porte.

— Entrez !

La porte s’ouvrit. Dame Talia entra, suivie par le page qui apportait leur déjeuner. Un moment, il régna une grande confusion dans la pièce, le temps que Karal débarrasse la table, que le page y pose son plateau et que tout le monde trouve sa place. Puis le jeune garçon s’inclina et sortit.

Pendant que Talia et Ulrich se saluaient, Karal se dirigea vers la pièce attenante pour y chercher une troisième chaise.

Il n’eut pas le temps d’atteindre la porte.

Quelque chose – un bruit étrange, ou peut-être pas un son, mais une sensation – le força à se retourner avec la certitude d’un danger imminent.

La cheminée était décorée de moulures en plâtre, comme celles de la salle du Conseil et de la plupart des autres pièces du Palais. Elles étaient situées de part et d’autre et au-dessus du manteau, formant des volutes, dont une plus grosse aux quatre coins.

Une vibration aiguë se fit entendre quand les quatre volutes éclatèrent, libérant des projectiles qui jaillirent dans la pièce et restèrent suspendus dans les airs. Karal ne réussit pas à voir à quoi ils ressemblaient. Les armes lui faisaient mal aux yeux et restaient floues même s’il se concentrait. Il eut l’impression que c’était des lames effilées, effrayantes et mortelles.

Karal ne réfléchit pas. Il agit. Se jetant instinctivement devant Talia, il lui fit un bouclier de son corps. Si quelqu’un était visé, ça ne pouvait être qu’elle !

L’instant d’après, Altra s’interposa entre le danger et lui. Le Chat de Feu, les poils hérissés, poussa un cri de guerre perçant qui rivalisa avec le hurlement aigu des projectiles.

Les lames entrèrent en mouvement. Les deux plus proches de Karal volèrent vers lui aussi vite que des mouches. Il se jeta en arrière, essayant de renverser Talia pour la protéger.

Il s’attendit à sentir les pointes lui transpercer le cœur…

Mais il y eut un crac ! sonore, et deux lames disparurent, désintégrées par l’éclair de feu lancé par Altra.

Mais ce ne fut pas suffisant.

Si la troisième s’enfonça dans le mur, la quatrième lame percuta la poitrine d’Ulrich avec assez de force pour le faire tomber à la renverse.

— Ulrich ! cria Karal.

Il se releva pour aller se jeter à genoux auprès de son maître.

Talia l’arrêta avant qu’il ait pu saisir l’arme qui dépassait de la poitrine du prêtre pour l’arracher. Ulrich respirait toujours, mais il était inconscient, et un filet de sang coulait au coin de sa bouche.

— Ne le touchez pas ! ordonna Talia. J’ai appelé de l’aide. Je suis un peu guérisseuse, laissez-moi…

Obéissant, il lui céda la place. Elle retira le projectile. La plaie siffla jusqu’à ce qu’elle appuie dessus.

— Il a été atteint au poumon, c’est mauvais, murmura Talia. Très mauvais… Où est donc passé ce maudit guérisseur ?

A côté d’elle, Karal se tordait les mains. Il désirait faire quelque chose, n’importe quoi, mais était incapable de l’aider.

— Ulrich, maître, murmura-t-il, une main posée sur le front de son mentor, l’autre sur son épaule. S’il vous plaît ! On va venir vous soigner. Ne me laissez pas. J’ai besoin de vous, ne me laissez pas !

Le temps ne paraissait pas s’écouler normalement. Rien ne semblait normal.

Ça ne peut pas être vraiment arrivé, pensa Karal. Les bruits de leurs voix et de leurs mouvements paraissaient étouffés, comme s’ils étaient au fond d’un puits, et la respiration haletante et sifflante d’Ulrich semblait bien trop forte.

Enfin, la porte s’ouvrit à la volée et une dizaine de personnes entrèrent. Deux d’entre elles étaient des guérisseurs en robes vertes. Ils entourèrent Ulrich, écartant Talia et Karal. Puis ils l’emportèrent, laissant le Héraut de la Reine et le novice en compagnie d’une grande femme blonde.

Karal voulut les suivre, mais une main se posa sur son épaule pour l’arrêter.

— Laissez-moi ! cracha-t-il.

Une deuxième main lui saisit le poignet et le força à pivoter. Son regard plongea dans les yeux verts de Kerowyn.

— Tu ne peux pas aider Ulrich et tu gêneras les guérisseurs, dit-elle, l’obligeant à affronter une vérité qu’il ne voulait pas entendre.

— Mais…, protesta-t-il.

Il la regarda et fondit en larmes.

Talia le prit dans ses bras… Bizarrement, Kerowyn aussi. Les deux femmes le soutinrent tandis que des sanglots lui déchiraient le corps.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Il n’a jamais fait de mal à personne ! C’est un vieil homme ! Il n’a jamais fait de mal à personne ! Pourquoi ?

Ni l’une ni l’autre ne répondirent. C’était tout aussi bien, car il n’aurait pas pu les entendre. Elles se contentèrent de l’étreindre. Au bout d’un moment, Kerowyn s’écarta, laissant Karal pleurer sur l’épaule de Talia pendant qu’elle lui caressait les cheveux et le berçait.

Tremblant de douleur, il était incapable de parler, d’entendre, et de penser.

Il revoyait sans cesse son maître s’écrouler.

L’épuisement le ramena à la réalité. Ses larmes se tarirent, sans doute parce qu’il avait versé jusqu’à la dernière. Hébété, il laissa Talia le guider vers un fauteuil, où il s’assit lourdement.

Kerowyn s’agenouilla devant lui, deux lames dans les mains.

— Ulrich n’a pas été le seul, dit-elle. L’ambassadrice shin’a’in est morte. Heureusement que les autres mages étaient réunis dans la suite des griffons quand des projectiles ont jailli pour les tuer. Ils ont réussi à les arrêter, mais Treyvan et Ventnoir ont été blessés.

« Il semble que ces armes étaient dissimulées dans les moulures de la cheminée des appartements des mages étrangers.

Karal cligna des yeux.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Quelqu’un voulait éliminer les ambassadeurs. Ou il visait tous les mages, et a dû se rabattre sur les étrangers, les autres résidant dans l’Aile des Hérauts, à laquelle il n’avait sans doute pas accès. (Elle inclina la tête et fronça les sourcils.) Maintenant que j’y pense, il n’avait sûrement pas accès non plus à l’ekele de Flammechant. C’est peut-être pour ça qu’il y avait quatre lames ici. Les deux autres étaient pour Flammechant et An’desha.

— Pourquoi ? Pourquoi essayer de tuer quelqu’un ? Et qui cela pourrait-il être ?

— Dis-toi que l’Empire est derrière tout ça, et tu auras la réponse à cette question. Puisque je ne reconnais pas ces lames, et que je pensais connaître toutes les armes utilisées par les tueurs, qui d’autre que l’Empire peut avoir frappé ?

A ces mots, l’esprit du jeune homme recommença à fonctionner et lui présenta une myriade de possibilités.

— Pour détruire l’Alliance, je tuerais tous les ambassadeurs, dit-il d’une voix hésitante. Si Valdemar est incapable de protéger les émissaires à l’intérieur du Palais, ses alliés concluront qu’il est trop dangereux de signer un pacte. Il se peut que certains alliés, dont Karse, blâment Valdemar pour la mort de leurs ambassadeurs. Que toutes les cibles soient des mages n’est peut-être qu’une coïncidence.

Talia écarquilla les yeux et Kerowyn plissa le front.

— Ça ne m’était pas venu à l’esprit, admit-elle. Mais c’est une meilleure raison que de vouloir miner notre puissance magique.

Le cerveau de Karal fonctionnait toujours grâce à l’habitude et à l’enseignement d’Ulrich…

Oh, Ulrich… Je vous ai perdu. Nous vous avons tous perdu…

— L’Empire doit penser qu’il s’agit d’une alliance ordinaire, surtout entre Karse et Valdemar, continua-t-il. (Maintenant que son esprit était en marche, il ne s’arrêterait pas avant d’avoir suivi son idée jusqu’au bout.) Les Impériaux ne peuvent pas savoir que Solaris règne sous décret divin. Ils supposent sans doute que la mort de son ambassadeur la poussera à revenir à la vieille croyance qui présente Valdemar comme le Royaume des Démons. C’est pour ça que j’étais visé aussi… Histoire de ne laisser aucun témoin qui pourrait dire le contraire. Kerowyn serra les mâchoires.

— C’est logique. Bon travail, Karal. Je vais apporter ces armes à Elspeth et à Ventnoir. Peut-être pourront-ils trouver quelque chose. Toi, tu t’installeras ailleurs dès que j’aurai pu faire venir mes hommes pour transporter tes affaires.

Il vit immédiatement où elle voulait en venir.

— Il y a un espion impérial au Palais, n’est-ce pas ? dit-il. Quelqu’un qui a accès à toutes les suites et la possibilité de cacher ces lames dans le plâtre.

— Et je ne sais pas qui c’est ! Donc, je ferai emménager tous les étrangers dans l’Aile des Hérauts. Non, j’ai une meilleure idée. Je te relogerai chez Flammechant et An’desha, s’ils sont d’accord. Flammechant a détruit cinq de ces armes à lui seul.

Karal la suivit des yeux quand elle se releva.

— Et… ? commença-t-il, les lèvres tremblantes et les yeux brûlants.

— Ulrich est entre les meilleures mains possibles, Karal, dit Talia. Il est trop tôt pour se prononcer… Ton maître est âgé, et nous savons tous les deux qu’il ne s’est pas ménagé, ces derniers temps.

Karal hocha la tête puis baissa les yeux, pour que Kerowyn ne voie pas ses larmes.

Kerowyn partit mais Talia resta. Quand il recommença à pleurer, un peu plus calmement, elle fut là pour le soutenir.

Talia resta avec lui toute la journée. En fin d’après-midi, Kerowyn revint avec quelques mercenaires. Ils emballèrent et emportèrent toutes ses affaires chez Flammechant et An’desha.

Karal retint ses larmes, car il ne voulait pas pleurer devant des soldats endurcis.

Un des hommes l’entendit étouffer un sanglot alors qu’il passait avec une brassée de robes appartenant à Ulrich. Il posa les vêtements et s’assit sur les talons devant Karal.

— Faut pas avoir honte de pleurer, gamin, dit-il en lui tapotant gauchement la main. (Il avait un accent si terrible que Karal eut du mal à le comprendre.) Ce genre de choses, c’est dur, même pour les types comme moi. Si tes larmes sont pour quelqu’un qui le mérite, il faut pas avoir honte de pleurer. D’accord ? On n’en pensera pas moins de bien de toi.

L’homme se releva dès que Karal hocha la tête et se remit au travail.

Le novice laissa donc ses larmes couler, ignorant les allées et venues.

Le soleil finit par se coucher et l’obscurité envahit la suite vide.

— Veux-tu aller au Collegium des Guérisseurs ? demanda Talia. Ou préfères-tu attendre ici ?

Rien ne le retenait en ces lieux. Les pièces étaient vides. Il n’y restait même pas l’odeur de l’encens qui parfumait les robes d’Ulrich – non qu’il eût encore de l’odorat, après avoir tant pleuré.

— J’aimerais aller chez les guérisseurs, répondit-il d’une voix rauque. Si c’est possible.

— Bien sûr ! (Talia lui tendit la main.) Viens, je t’y emmène.

Muré dans sa peine, Karal n’eut aucune conscience du trajet. Il se retrouva assis dans une autre pièce pleine de bancs usés où flottait comme un parfum d’attente. Alors qu’il reprenait conscience du monde extérieur, il vit Talia revenir vers lui. Il ne s’était même pas aperçu de son absence.

— Aucun changement, Karal, dit-elle, se mordillant la lèvre. Je ne te mentirai pas : ce n’est pas bon signe. Il n’a toujours pas repris connaissance.

Il hocha la tête et elle lui posa une main sur l’épaule.

— Je peux rester avec toi, si tu veux, proposa-t-elle.

Mais elle avait des choses plus importantes à faire que de le materner ! Grâce à Florian, il savait désormais ce qu’elle était, et combien elle comptait. En y repensant, il lui serait reconnaissant du temps qu’elle lui avait consacré aujourd’hui. Mais pour le moment, il n’y avait de place que pour sa peine.

— Vous devez partir, répondit-il. Je… je comprends. Je me débrouillerai.

Elle plongea ses yeux dans les siens.

— Oui, tu comprends, dit-elle, de l’étonnement dans la voix. Merci, Karal. Si tu ne te sens pas capable de rester seul, envoie-moi chercher.

Il acquiesça. Elle s’éloigna d’un pas vif, bien que légèrement boitillant.

Karal la regarda partir, puis il pria, même s’il ne savait pas pourquoi. Il ne serait pas juste de forcer Ulrich à vivre s’il devait être prisonnier d’un corps perclus de douleurs. Ces lames étaient longues… suffisamment pour avoir endommagé la colonne vertébrale de son maître. Etait-ce pour cela qu’il ne se réveillait pas ?

Karal essaya de se souvenir de ce que Ulrich lui avait enseigné. Vkandis n’était ni un comptable cosmique qui soupesait et mesurait un homme avant de décider s’il devait vivre ou mourir, ni un tortionnaire qui lui infligeait un châtiment après l’autre pour trouver son point de rupture.

Nous avons tous notre libre arbitre, lui avait dit Ulrich. Le dieu ne joue pas avec nous comme un enfant avec ses soldats ou sa poupée. Il nous teste pour découvrir ce que nous sommes vraiment. Puis il nous permet de vivre nos vies et d’arrêter nos choix. Après, quand nous allons le rejoindre, il nous juge en fonction de ce que nous avons fait du libre arbitre qui nous a été accordé à la naissance… Et de la manière dont nous avons tenu nos promesses. Cela signifie des joies, ou des peines, souvent un peu des deux. C’est peut-être pour ça que de bonnes choses arrivent parfois à des gens mauvais. Et ce n’est pas la faute du Dieu du Soleil si des mauvaises frappent de bonnes personnes !

Quelqu’un avait utilisé son libre arbitre pour mettre ces armes en place et les lâcher sur Ulrich. Hélas, il y en avait eu une de trop pour Altra. Si le Chat de Feu n’avait pas été là – par la volonté du Dieu du Soleil en personne – Karal aussi serait mort.

Si seulement j’avais été touché à la place d’Ulrich ! cria-t-il à Vkandis. Oh, Dieu du Soleil, ç’aurait dû être moi !

Le temps passa lentement, d’abord jusqu’à minuit, puis jusqu’à l’aube. Au cours de la nuit, quelqu’un vint souvent voir s’il allait bien, mais sans le déranger, et il ne trouva pas la force de parler.

Enfin, un homme approcha et lui toucha l’épaule.

Karal leva les yeux. La sympathie qu’il lut sur le visage du guérisseur lui apprit tout ce qu’il avait besoin de savoir.

Karal ne pouvait pas laisser libre cours à son chagrin devant des étrangers, même compatissants, et il ne voulait pas déranger Talia. Refusant leur réconfort, il sortit du bâtiment, la gorge tellement serrée qu’il ne pouvait plus déglutir.

L’aube approchait. L’herbe était couverte de cristaux de givre qui crissaient sous ses pas. Il devait aller quelque part… La vie continuait, après tout. Et il était désormais le seul représentant de Karse à Valdemar. Où Kerowyn avait-elle dit qu’elle faisait emporter ses affaires ?

L’ekele. An’desha et Flammechant…

Ce serait supportable. Mieux valait ça que se retrouver au milieu de Hérauts qu’il ne connaissait pas.

Il se mit en route. Dès qu’il fut loin du Collegium des guérisseurs – et de leur sympathie – il se laissa aller à pleurer. Aveuglé autant par ses pleurs que par l’obscurité, il suivit la barrière jusqu’à la porte du Champ des Compagnons. Il l’ouvrit et se glissa à l’intérieur…

Là, il s’effondra contre le montant, secoué par des sanglots qui lui déchiraient les entrailles.

Karal… La voix dans sa tête était hésitante et pleine de compassion. Karal, je ne suis pas Talia, mais je peux t’aider.

Le jeune homme se retourna et enfouit son visage contre l’épaule blanche du Compagnon, qui s’allongea près de lui pour le soutenir. Ses larmes inondant la crinière immaculée, Karal s’accrocha au cou de Florian. Il pleura jusqu’à ce que ses yeux soient réduits à des fentes…

La respiration du Compagnon était régulière et apaisante. Après une heure environ, celle de Karal se calma.

Karal, je suis avec toi. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment, mais quelqu’un a autant de peine que toi, dit Florian. Il a terriblement besoin de toi. Pour le moment, il n’a personne pour le consoler…

Contrairement à moi…

Le sous-entendu n’avait pas échappé au jeune homme.

— Qui ? demanda-t-il, s’essuyant le nez. Ecoute, se contenta de répondre Florian. Karal tendit l’oreille. Par-dessus le bruit de la rivière, il entendit une plainte aiguë, si semblable à celle d’un bébé qu’il sursauta.

Un bébé, au milieu du Champ des Compagnons ?

Le gémissement exprimait une peine si intense que Karal se sentit obligé d’y répondre. Il partit dans la direction d’où il venait, Florian sur les talons. Quelques instants plus tard, il sut ce que c’était…

Pas un bébé, mais un chat.

— Altra ?

Oui, répondit le Compagnon. Il ne t’a pas tout dit, Karal. Les Chats de Feu sont exactement comme nous… sauf qu’ils ont la magie pour se protéger et qu’ils peuvent voyager à leur guise sans utiliser de Portail. Ils sont mortels, ils mangent – Altra vole de la nourriture dans les cuisines – et ils ne savent pas plus ce qui va se produire que toi ou moi.

— C’est pour ça qu’il ignorait que les vagues de disruption arrivaient, même s’il devinait que quelque chose allait se passer ! dit Karal, distrait de sa peine par cette révélation.

Oui. C’est aussi pour ça qu’il ignorait que vous seriez attaqués. Et il ne sait pas qui a fait le coup. Il s’en veut. Je comprends ça. Ce matin, j’ai pensé te demander de faire une pause pour monter Trenor. Voilà des jours que tu ne l’as pas vu. Je n’arrête pas de me demander ce qui serait arrivé si je t’avais soumis mon idée…

— A quoi bon se poser ce genre de question ? dit Karal. Ça ne sert à rien, sauf à se rendre malheureux inutilement…

Je le sais. Tu le sais. C’est Altra qui a besoin de l’entendre.

Devant lui, Karal aperçut une forme blanche roulée en boule. Aussitôt, il perdit de nouveau le contrôle de ses émotions.

— Altra…, gémit-il, se jetant dans l’herbe près du Chat de Feu. (Il le prit dans ses bras, le berça comme Talia l’avait fait pour lui, et recommença à pleurer.) Altra, Altra, ce n’est pas votre faute !

Je devais faire un choix ! cria le Chat dans son esprit. Il fallait choisir et j’ai été envoyé pour toi, alors je t’ai choisi.

— Vous avez presque réussi à nous sauver tous les deux, répondit Karal. Vous n’êtes pas le Dieu du Soleil ! Altra, vous ne pouvez pas tout savoir ou être partout à la fois. Vous avez fait de votre mieux. Je le sais.

Mais… je n’ai… pas pu… le sauver !

La plainte reprit. Altra n’ayant pas de larme à verser, Karal le fit pour deux.

Florian resta debout à côté d’eux jusqu’à ce qu’ils soient trop fatigués pour pleurer.

Karal souleva le Chat – qui devait peser la moitié de son poids – et le porta jusqu’à l’ekele, Florian marchant à côté de lui.

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